Octobre 2025

Éditorial par François-Marie Héraud

Se laisser bouleverser

Qui parmi nous souhaite être bouleversé? Le mot bouleverser suggère de vivre un grand désordre alors que tout se retrouve sens dessus dessous en nous.

« Être bouleversé » révèle donc un changement profond subit dans notre vie, un changement qui nous oblige à chercher ou à redéfinir nos points de repères. À une situation imprévue et non désirée, il nous faut réagir spontanément. Cela se produira à la suite du vide laissé par la mort d’un être cher, un accident, une maladie, une souffrance intense, un échec. Toutes ces situations nous secouent rudement et nous broient de l’intérieur. Elles provoquent angoisse, déséquilibre et douleur.

Qu’en sera-t-il alors de « Se laisser bouleverser »? Étrangement, la même situation vécue devient toute autre. En se laissant bouleverser, nous accueillons la situation plutôt que de la subir, nous la recevons sans la combattre et choisissons de la vivre librement au lieu d’en être prisonniers.

Se laisser bouleverser, c’est se laisser émerveiller, accueillir, transformer. Pour y parvenir, il faut dépasser la situation en ne tenant pas compte de l’effet de surprise, de ce qu’elle revêt de mauvais, de la souffrance qui lui est associée, mais plutôt en tentant inlassablement d’y voir le beau, le bon et le bien.

C’est par ce regard que l’on débouche sur ce qui était caché au départ, impensable même. Ce regard nourrit, fait croître, permet d’avancer, puis de croire en un Autre qui est à la fois origine de la vie et Celui qui en donne sens. Un Autre qui nous aime inconditionnellement.

S’il est vrai que chaque matin, tout recommence, comment nous laissons-nous bouleverser par cette beauté qui nous entoure? Comment accueillons-nous ce jour nouveau alors que nous n’en sommes qu’un modeste témoin? Alors n’en est-il pas de même de chaque instant vécu, ne peut-il pas révéler l’éternité?

« Je t’ai choisi dans un amour éternel et Je t’ai attiré à moi. »
(Jérémie 31, 3)

Tout se joue dans cet abandon où l’émotion nous envahit et où nous n’y opposons pas de résistance. Nous nous laissons aller dans la confiance en relâchant l’emprise de la peur. Nous parvenons ainsi à goûter à l’instant présent et le vivons pleinement en étant juste là.

Le Christ ne s’est-il pas laissé bouleverser ainsi devant la douleur, le mépris et le rejet des laissés-pour-compte? Il n’a pas fait semblant et ne s’est pas dérobé, Il n’a pas prétendu qu’ils n’avaient pas de valeur. Au contraire, Il a tourné son regard vers eux et s’est laissé bouleverser en les voyant. Il s’est arrêté pour s’unir à leur misère, a osé les aimer et voulu leur redonner leur dignité humaine.

Est-ce que le Christ ne fait pas de même avec nous chaque jour? Particulièrement lors de nos bouleversements? Ne nous attend-il pas pour nous rencontrer là où nous sommes et comme nous sommes?

 

 

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Chemin de Dieu

 Par Mgr Juan Carlos Londoño - Évêque auxiliaire à Québec

« Se laisser bouleverser »

un chemin vers la véritable humanité

Dans un monde saturé d’informations, d’images et de bruit, l’un des plus grands défis spirituels est de cultiver et de préserver notre sensibilité intérieure. Le risque de s’endurcir, de regarder la douleur d’autrui avec indifférence ou de vivre en mode de « pilote automatique » est aussi réel que silencieux. C’est pourquoi les paroles du prophète Ézéchiel résonnent aujourd’hui avec une urgence particulière : « Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)

Un cœur de chair, au sens biblique, est un cœur vivant, perméable à l’action de Dieu, capable de sentir, d’écouter, de s’ouvrir à la vérité, à son prochain et à soi-même. Contrairement au cœur de pierre : fermé, froid et imperméable à la grâce. Le cœur de chair est une terre fertile où germe la Parole, où fleurit la compassion, et d’où jaillit la véritable humanité.

Jésus, maître de la compassion

Les Évangiles nous montrent souvent Jésus profondément bouleversé. Nous le voyons devant la veuve de Naïm (Lc 7, 13), devant la foule affamée de sens (Mc 6, 34), devant le tombeau de son ami Lazare (Jn 11, 33). Son bouleversement n’est pas une faiblesse : c’est le signe évident d’un amour vrai, incarné, qui descend aux profondeurs de la douleur humaine pour la relever. Être bouleversé, pour Jésus, c’est aimer jusqu’à agir : un mouvement intérieur débordant qui Le pousse à aller à la rencontre de ses frères et de ses sœurs, qu’Il aime d’un amour sans bornes.

La véritable compassion commence là : dans la capacité à se laisser bouleverser, non pas seulement par la souffrance et l’injustice, mais aussi par la beauté, la foi et la vérité. La compassion ne s’arrête pas au ressenti; elle nous met en mouvement.

Une exigence spirituelle

Se laisser bouleverser, c’est accueillir l’inattendu de Dieu, c’est accepter qu’Il nous dérange, qu’Il bouscule nos certitudes et nous conduise sur des chemins nouveaux. Ce bouleversement est, en réalité, la porte d’entrée vers une véritable transformation de notre être.

C’est ce qui est arrivé à Pierre après son reniement : son cœur est bouleversé, il pleure, il revient… C’est aussi ce que vit le Samaritain, qui ne se détourne pas du chemin, mais s’approche et soigne les blessures de son frère souffrant. Enfin, c’est ce que vivent tout croyant et toute croyante qui se laissent atteindre par l’amour et par la grâce de Dieu jusqu’au plus profond de leur cœur.

Aujourd’hui, notre monde a besoin de personnes capables de se laisser bouleverser. Non pas de manière superficielle et passagère, mais en adoptant une posture intérieure de disponibilité à Dieu et au monde. Face à l’indifférence qui nous guette et qui nous entoure, se laisser bouleverser devient à la fois un acte prophétique qui incarne les valeurs chrétiennes les plus belles et les plus profondes, celles qui transforment le monde. Cela suppose une écoute attentive, un cœur humble, une prière sincère.

Le bouleversement spirituel est rempli de fécondité. C’est là que la Parole de Dieu prend racine; c’est là que le cœur humain devient ce qu’il doit être : un espace de miséricorde, de vérité, de tendresse et d’amour.